Quel est le profil des jeunes qui rejoignent Daesh, tous nés et socialisés à l’école de la République démocratique et laïque ? A première vue, on pourrait penser qu’il s’agit d’une frange de la population en difficulté d’intégration qui a voulu rejoindre ce groupe terroriste parce qu’elle rejetait nos valeurs… Pourtant, lorsqu’on a accès aux conversations [1] que les radicalisés ont eues avec leurs recruteurs, on s’aperçoit que la propagande de Daesh touche aussi des jeunes qui ont cru en la devise de la République. Pour attirer le plus de jeunes possibles, les recruteurs ne parlent pas de leur projet d’extermination externe et de purification interne mais construisent une propagande mensongère qui met en scène un monde d’égalité et de fraternité parfaites…
» Des communicants adaptent les arguments aux différents pays en étudiant les dysfonctionnements politiques de ces derniers. «
Alors que le discours d’Al Qaïda s’appuyait sur la présentation d’un projet théologique, celui de Daesh et de ce que l’on pourrait nommer « le djihadisme contemporain » s’appuie sur les ressorts intimes des jeunes. Des communicants adaptent les arguments aux différents pays en étudiant les dysfonctionnements politiques de ces derniers : qu’est-ce que les politiques ont promis à la jeunesse chinoise, belge, tunisienne, française, et qu’ils n’ont pas tenu ? Puis on assiste à une individualisation de l’embrigadement : les recruteurs français cherchent la vulnérabilité (psychologique et/ou sociale) de leur interlocuteur pour le persuader que seule son adhésion à l’idéologie « djihadiste » pourra constituer « la bonne réponse », en lui permettant à la fois de se régénérer et de régénérer le monde. Un lien cognitif s’établit entre l’expérience vécue par le jeune en question et la dimension transcendantale de l’islam. Le jeune évolue alors vers une idéologie reliée à une identité collective.
» Les jeunes souffrent du décalage entre la promesse de la devise républicaine et sa réalité. «
Un discours fait autorité quand il « fait sens ». Quels sont les principaux motifs d’engagement des adolescents français qui ont tenté de rejoindre la Syrie ? Que nous disent-ils sur notre société ? Au-delà de la justification idéologique qu’il permet, l’islam se présente dans la bouche des recruteurs aussi et surtout comme un récit qui permet non seulement de donner un sens à sa vie mais aussi de vivre en groupe. Le principal trait commun de tous les jeunes de notre échantillon qui ont tenté de rejoindre Daesh se situe dans la recherche d’un groupe de pairs. L’aspect relationnel – pour ne pas dire fusionnel – est omniprésent à la fois dans l’offre djihadiste et dans la demande des jeunes qui se radicalisent, qu’ils soient de classe sociale favorisée ou défavorisée. Tous ont été happés par la perspective de trouver un groupe de substitution, une sorte de cocon au sein duquel ils allaient être compris, aimés, protégés… Nous rejoignons l’anthropologue franco-américain Scott Atran qui parle de « besoin irrépressible de créer un noyau compassionnel ». C’est exactement ce sentiment qu’expriment tous les jeunes que nous avons suivis : avoir trouvé un groupe qui répond à leur besoin de compassion et de proximité. Les vidéos de recrutement les plus difficiles à supporter sont celles où Daesh promet aux jeunes l’égalité et la fraternité, tout en ajoutant que seule la loi divine peut combattre l’arbitraire et la corruption humaine. Cette recherche de nouvelle tribu à tout prix, virtuelle ou réelle (par internet ou par liens physiques), ne peut que nous interroger sur l’individualisme de notre société. Qu’avons-nous loupé en termes de solidarité et de fraternité ? Les travailleurs sociaux n’ont-ils pas trop investi l’écoute individuelle et délaissé les socialisations de groupe ? L’éducation nationale n’a-t-elle pas trop insisté sur le mérite personnel plutôt que sur la richesse de la réciprocité dans un travail d’équipe ? Notre société manque-t-elle de fraternité et de solidarité ? Notre société ne sait-elle plus faire société ? Les principes de la République ne s’incarnent-ils pas suffisamment ? Le sentiment d’exclusion, de stigmatisation ou de discrimination ne va-t-il pas de pair avec une déception qui explique la recherche d’un espace plus accueillant, plus protecteur, qui se veut aussi plus solidaire par la perspective d’une communauté soudée autour de valeurs fortes, fussent-elles basées sur le rejet de ce qui n’est pas soi ? Les jeunes souffrent du décalage entre la promesse de la devise républicaine et sa réalité : être perçu comme un jeune issu d’une autre culture parce qu’on est basané, comme un « islamiste à double discours » parce qu’on porte un foulard ou une barbe, n’est plus supportable pour cette génération née et socialisée en France, qui pense et qui prie le cas échéant en français. Peut-on oser supposer que cette génération avait surinvesti la République et ses valeurs, avant de se réfugier dans l’utopie d’une loi divine ?[2]
» Ce n’est sans doute pas un hasard si Daesh propose aux adolescents ce qu’ils cherchent : un groupe, un idéal et des sensations fortes. «
La deuxième caractéristique des djihadistes français concerne leur besoin d’être utiles. Passer de Zéro à Héros, comme le proposent les recruteurs qui leur font miroiter un monde où la nourriture et le chauffage, les soins et l’éducation seront gratuits. Loin d’adhérer à un projet où progressivement ils déshumaniseront tous ceux qui ne pensent pas comme eux afin de les tuer sans sentiment de culpabilité, les adolescents engagés dans ce groupe terroriste ont cru dans leurs premiers « petits pas » qu’ils allaient aider quelqu’un : un proche qui risquerait d’aller en enfer du fait de son incroyance, le peuple gazé par Bachar Al Assad sans que personne ne bouge, son enfant handicapé qui ne sera pas rejeté là-bas car c’est une créature d’Allah, l’ensemble des musulmans persécutés depuis la nuit des temps, mais aussi le monde entier, perverti par l’utilisation des lois humaines…
Ce n’est sans doute pas un hasard si Daesh propose aux adolescents ce qu’ils cherchent : un groupe, un idéal et des sensations fortes. Il se sert des mécaniques existantes dans les rituels initiatiques en faisant croire à ses recrues qu’elles vont se libérer des basses contingences de la vie ici-bas et acquérir le contrôle total de leurs vies en traversant la frontière. Les adolescents ont besoin de passer par une épreuve qui leur permettre de se dépasser, de manière à se sentir utiles et nécessaires aux autres. C’est la fonction du rite initiatique des sociétés traditionnelles : l’enfant dépasse les limites de sa propre famille pour prendre sa place dans le monde. Il s’inscrit dans la chaîne humaine.
C’est une contre-initiation que Daesh propose : le jeune se retrouve coupé de tout ce qui faisait de lui un humain, sa famille, ses sentiments, son corps, sa liberté de pensée. Il est sous l’emprise d’un groupe terroriste et totalitaire qui pense à sa place. A la fin du processus, le groupe ne fait pas que penser à sa place, il existe à sa place. L’individu doit se sacrifier pour lui parce que la cause a envahi l’ensemble de son psychisme. En adhérant à l’utopie d’un monde meilleur régi par la loi divine, il s’est en fait inscrit dans la chaîne de la mort.
[1] Le CPDSI, mandaté par circulaire ministérielle pour former les équipes des préfectures et pour prendre en charge les 1000 premiers jeunes Français qui ont tenté de regagner Daesh, a pu étudier les conversations avec les recruteurs, grâce à la collaboration des familles en demande d’aide. Ce matériel est en train d’être étudié, à la demande de la Commission Européenne, sous la direction de Seraphin Alava (Université de Toulouse 2) et va donner lieu à plusieurs rapports scientifiques.
[2] Thème de Doublement piégé, Roman pour adolescent, Editions Saltimbanques, mars 2018.
Dounia Bouzar est anthropologue du fait religieux / gestion de la laïcité et travaille à l’Observatoire de la laïcité. Elle également experte auprès du Conseil de l’Europe – DC IV. Elle est également directrice générale du CPDSI (Centre de Prévention contre les Dérives Sectaires liées à l’Islam) : http://www.cpdsi.fr/
Dernier ouvrage : Ma meilleure amie s’est fait embrigader, Ed La Martinière, 2016, Roman.
Elle sortira prochainement un nouveau livre le 15 mars aux Editions Les saltimbanques.
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