Tout le monde a son avis sur l’école, sur les banlieues. Aux repas de famille, dans les boulangeries. Quiconque pose la question « Ah bon ? Tu enseignes en ZEP… et ça va ? « , a une idée assez précise, je crois, des sujets qu’il souhaite vous voir développer : l’impossibilité d’exercer le métier, les violences subies ou constatées, l’absence de cadre, l’inculture, le refus de toute valeur et de toute règle, et plus récemment : les phénomènes ou les cas de radicalisation. La radicalisation, ça c’est un sujet. Signe des temps, le « jeune en voie de radicalisation » a peu à peu remplacé le « sauvageon » dans les discussions de comptoir. Et dans la petite liste des grandes faillites de l’école républicaine, quand il s’agit de traiter des questions de fond, le renoncement à la laïcité a désormais une place de choix à côté de l’inusable fin de l’autorité.
« C’est grave de dire ça, Monsieur ? »
Justement : voici une anecdote qui pourrait fort bien illustrer et l’un et l’autre. Elle date pourtant des années où le terrorisme de Daesh n’avait pas mis le mot radicalisation à la mode.Un jour, c’était au début de l’année, en troisième, l’idée me prend de commencer la séance en proposant aux élèves de répondre au questionnaire de Proust. Ma vertu préférée, l’oiseau que je préfère, ce que j’apprécie le plus chez mes amis… Les élèves en général raffolent de cet exercice, qu’ils trouvent facile et distrayant. Sitôt la feuille distribuée, ils se précipitent, suçotent leur crayon, et se réjouissent, quand ils ont fini, de découvrir les réponses de leurs camarades. Pour moi, c’est une entrée en matière idéale pour commencer l’année et aborder le genre autobiographique tout en faisant connaissance. Quand tout le monde a terminé, chaque élève lit ses réponses à tour de rôle : mon héros dans la vie réelle, la faute qui m’inspire le plus d’indulgence, ma devise… jusqu’à la question finale : comment j’aimerais mourir.
Ce jour-là, à la question comment j’aimerais mourir, Yousra, 14 ans, déclare : « En martyre ». Comme c’est la dernière question de la feuille, elle donne sa réponse presque sans la lire, en levant les yeux et en fixant les miens.Il y a une demi-seconde suspendue, et, comme je l’ai précisé au moment des consignes, je ne fais aucun commentaire.
« Cette affirmation, c’était une question »
Je me souviens très précisément du malaise que j’ai ressenti. Non pas tant pour ce qui venait de se passer, que pour mon absence de réaction, mon incapacité à traiter ce qui m’apparaissait alors comme un incident, quelque chose à la fois hors-sujet et dérangeant. Les paroles de Yousra mettaient-elles en cause le principe de laïcité ? Elles ont été tenues par une élève à l’occasion d’une activité d’expression libre, sans aucun prosélytisme, et rien dans la loi n’empêche les élèves de parler de leur religion. De plus, nous sommes quelques années avant les attentats et l’expression « en martyre » n’a pas tout à fait la terrible résonance qu’on lui connaît aujourd’hui. Quand on interroge les causes de l’incident, enfin, on trouve sans mal quantité d’hypothèses rassurantes : provocation de l’adolescence, effet de groupe, volonté de tester l’enseignant…
Il s’est pourtant passé quelque chose d’important, d’inhabituel. Dans mon esprit ce quelque chose a fait date. Je ne parle pas seulement de Yousra. Je veux parler de son enseignant. L’enseignant ici n’a pas relevé la question qu’on lui posait. Car « en martyre » n’est pas seulement une réponse. C’est aussi et surtout une question. Question adressée au professeur, mais entendue par tous, que je pourrais résumer ainsi : c’est grave de dire ça ? C’est drôle ? ça veut dire quoi? Que penses-tu de moi si je dis ça ? Et que pensent les autres ?A cette question, ce jour-là, je ne sais pas comment répondre et je reste sans voix. Je passe à l’élève suivant. Je ne fais rien non plus par la suite pour revenir dessus. A cette question, ce jour-là, la République n’a pas su répondre.
« L’important est de répondre avec calme à la question posée »
J’ai souvent repensé, ces derniers temps, à cet épisode. Les événements que nous avons traversés lui ont donné une dimension nouvelle : une solennité qu’il n’avait pas. Ils m’ont aussi conforté dans la conviction qui est la mienne depuis le début, depuis mon engagement au service de l’Education Prioritaire : le problème, ce n’est pas que les élèves interrogent, malmènent ou refusent les valeurs de la République. Le problème, c’est l’absence ou la pauvreté de nos réponses pédagogiques. Face à un tel « incident », il me semble en effet qu’il y a deux réponses possibles : on peut s’en saisir et le raconter aux repas de famille, à la boulangerie, dans Les Territoires perdus de la République : succès assuré. On vous plaindra. On vous admirera. On vous applaudira de briser enfin le silence sur la réalité de notre école. On peut aussi le raconter, non pas pour faire du bruit, mais pour essayer d’entendre et de faire entendre la question qu’il nous pose. Peu importe alors ce que l’on a su faire ou pas. L’important est de regarder le problème en face, et d’expliquer le mieux possible comment l’on s’en préoccupe. L’important est de répondre avec calme à la question posée.
C’est ce que j’ai constamment tenté de faire au cours de mes 14 années en ZEP. C’est ce que je n’ai pas su faire avec Yousra. C’est tout le propos, je crois, de Territoires vivants de la République.
EXTRAIT
« Un exemple de réponse pédagogique ou comment accueillir la diversité des élèves autrement qu’en fermant les yeux sur elle ? »
« Dans ce projet, l’idée de départ était de remettre cette diversité au centre des préoccupations et de la prendre comme objet d’étude. De poser aux élèves la question de leurs origines et de les faire travailler sur cette matière particulièrement riche, sous différents angles et dans différentes disciplines : français, histoire-géographie, sciences de la vie et de la terre, mathématique, italien. Ce qui différencie les élèves, est à première vue leurs origines. Ce qui les rassemble, c’est à première vie le collège – l’ici et maintenant de la classe où leurs chemins individuels les ont conduits. D’où cette question que nous voulions qu’ils se posent : qu’est-ce que je fais ici, au milieu des autres ? Autrement dit : qui suis-je par rapport à ce groupe ? Et qui suis-je aussi par rapport aux autres groupes auxquels j’appartiens, la famille, le collège, la nation, l’humanité ? »
*Extrait de Les territoires vivants de la République. Ce que peut l’école : réussir au-delà des préjugés. Ouvrage collectif présenté par Benoît Falaize La découverte.